Une autre fin du monde
Auteur et chercheur "in-terre-dépendant" comme il se qualifie lui-même, scientifique de formation, Pablo Servigne a notamment coécrit en 2015 avec Raphaël Stevens Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (Seuil) – un ouvrage essentiel qui a contribué à mettre la collapsologie au cœur des débats intellectuels et médiatiques. Durant le processus de création de L'Arche de Noé, Silvia Costa et Simon Hatab ont dialogué avec lui autour de ces questions: pourquoi monter L'Arche de Noé aujourd'hui? Quel est le pouvoir des mythes face à la catastrophe qui s'annonce?
Les mythes et les récits sont autant de manières de donner du sens au monde. Nous sommes des animaux en quête de sens: confrontés à la finitude de notre existence, nous avons besoin d’un arc narratif qui expliquerait notre vie et notre mort. Depuis la nuit des temps, nous trouvons mille et une histoires pour donner sens à ce qui nous dépasse, à ce que nous ne comprenons pas, qu’il s’agisse d’une éclipse de soleil ou d’un tsunami. Toutes les sociétés ont un mythe de la naissance et de la mort. Le récit de la mort – mort de l’individu ou de la société – est articulé avec celui de la régénération. Il me semble évident que nous avons perdu aujourd’hui ces récits. Nous ne sommes plus en contact avec ces mythes. Autrement dit, l’effondrement et la fin du monde sont des récits puissants mais ils sont partiels.
Notre modernité se situe plutôt dans un récit linéaire et donc incomplet. En tant que biologiste, je considère que la mort est l’étape naturelle d'un cycle qui inclut aussi la renaissance. Lorsque, dans mes ouvrages et mes conférences, j’aborde la question de l’effondrement, cette idée est pour moi indissociable de celle de renaissance. Mais j’ai été surpris de constater que, pour nombre de personnes, cette association n’allait pas de soi. Pour beaucoup, la fin du monde est comme l’écran noir qui, au cinéma, précède le générique de fin.
J’ai lu récemment que cet imaginaire d’annihilation remontait aux années 1950, après la Seconde Guerre mondiale, avec les bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki. Avant cette époque, dans notre culture occidentale influencée par les mythes chrétiens, fin et renaissance étaient indissociables. Dans la Bible, l’apocalypse est synonyme de révélation, de renouveau. Depuis le nucléaire, la fin du monde est devenue la fin de tout. La bombe H a amené avec elle l’écran noir, la possibilité d’une fin totale. La régénération est désormais impensable ou difficile à concevoir.
Le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité, qui sont venus aujourd'hui s’ajouter à la crainte d’une apocalypse nucléaire, nourrissent aussi cet imaginaire d’une fin totale et partant, notre angoisse existentielle. Le pire est que tout cela nous échappe. La crise que nous traversons actuellement est un enchevêtrement de problèmes majeurs, un «hyper-problème» dit-on, mêlant climat, biodiversité, énergie, géopolitique, ressources, finance, pandémies, etc. Un problème si complexe et global que les solutions partielles qu’on y apporte ne font qu’empirer la situation. C’est ce qu’on appelle en anglais un wicked problem, un problème pernicieux. D’où ce sentiment d’impuissance qu’éprouve aujourd’hui une partie de la population et qui conduit souvent à ce qu’on appelle l’éco-anxiété, ou même à la violence. Alors comment contacter à nouveau ce mythe de la régénération? Comment changer nos récits pour faire renaitre la renaissance? Voilà tout le défi de notre époque.
Le déluge, tel qu’il apparaît dans L’Arche de Noé, se présente comme une réponse simple à un problème complexe: faire table rase pour recommencer à zéro. Effondrement brutal, renaissance magique. Il est tellement facile de suivre quelqu’un qui a une solution rapide et totale! C’est tentant mais dangereux: une coupe rase risque de tuer des mauvaises herbes pourtant porteuses des solutions de demain.
Aux esprits modernes et rationnels que nous sommes devenus, il revient de faire face à plusieurs paradoxes gênants: refuser la mort mais ne pas pouvoir s’empêcher de la semer; être allergiques aux prophètes mais chercher pourtant des solutions techniques et politiques simplistes; vouloir tout contrôler mais créer des problèmes si immenses qu’ils nous échappent; refuser Dieu mais s’en remettre à une autorité supérieure lorsque l’ordre social est menacé – nous le voyons avec le retour des autoritarismes. Cette autorité est visible dans L’Arche de Noé à travers cette voix divine qui se transmet au patriarche.
Je trouve qu’il faut un certain courage pour mettre en scène aujourd’hui L’Arche de Noé: ce récit peut être facilement moqué pour son côté religieux ou pour sa naïveté biologique – la diversité génétique ne se crée pas à partir d’un couple de chaque espèce! Mais de tels mythes peuvent pourtant nous aider à actualiser, voire à réinventer notre récit de la fin… donc de la régénération. Nous avons besoin du retour à la vie, du retour de la vie, de même que la Renaissance a succédé au Moyen-Âge après la peste. Nous devons accepter l’incertitude et le brouillard de cette période intermédiaire et chaotique que nous traversons: c’est ainsi que la nature se réorganise.
Ce qui me semble aussi intéressant dans ce récit de L’Arche de Noé, c’est que le bateau fait écho à nos bunkers modernes. Dans notre mythologie libérale, tout problème admet forcément des solutions venant de la technique et du marché. De là, cette idée saugrenue que la survie passe par l’accumulation d’objets et par un enfermement… dans un bunker. Or, l’arche en est un. On retrouve ici la figure archétypale du survivaliste qui stocke des objets pour le monde d’après, pour son monde d’après. C’est cette peur de manquer, ce moi-je-veux-en-être qui motive aujourd’hui des personnalités comme Elon Musk ou les transhumanistes à vouloir s’enfuir en vaisseau spatial avec quelques élus pour coloniser d’autres planètes.
J’ai été chercheur, spécialiste des fourmis. Or, lorsqu’on s’intéresse à ces organismes, il est remarquable de constater qu’une colonie fonctionne comme un super-organisme, de la même manière qu’un corps humain, sans chefs. Certaines fourmis protègent la colonie, d’autres sont les reproducteurs, d'autres participent à la nourrir, etc. Ces super-organismes sont aussi intimement liés à une multitude d’autres organismes, tout comme nous, humains. C’est le tissu du vivant, complexe, interdépendant, autonome, puissant et fragile à la fois. Alors plus que les objets, la technique ou le sauve-qui-peut égoïste, j’ai l’intime conviction que s’il est quelque chose qui peut nous sauver, ce sont les récits et les liens. C’est d’apprendre à traverser les tempêtes ensemble en se racontant les bonnes histoires. Le tissu du vivant, doublé du tissu social, voilà notre véritable arche.
Propos recueillis par Silvia Costa et Simon Hatab