Éditorial

CHAPITRE CINQUIÈME: UN APPEL LONGUE DISTANCE

Le son lointain d’une sonnerie de téléphone fixe me réveilla en sursaut. Il était vingt-trois heures passées.

Je m’étais endormi à mon bureau en réfléchissant à mon futur édito. Comme chaque année, au moment d’écrire ce texte, j’étais paralysé par un profond sentiment d’illégitimité. Je me sentais incapable d’accomplir cet exercice obligé, de formuler quoi que ce soit de pertinent ou d’utile sur la future saison de La Comédie et encore moins sur «l’état du monde».

La sonnerie retentissait sans interruption. Cela finit par m’inquiéter. Je sortis de mon bureau pour rejoindre l’escalier qui desservait les différents services du théâtre. Le son provenait des étages supérieurs. Je montai. Arrivé au deuxième, je constatai que cela provenait du bureau de la communication. En entrant dans la pièce, je plissai les yeux tellement la sonnerie était assourdissante. À cet instant seulement, je commençai à me demander si je n’étais pas tout simplement en train de faire un rêve d’un réalisme saisissant. Mais la sonnerie devenait insupportable. Confus et effrayé, je décrochai brusquement le combiné.

– Allo? Allo?

Un silence se fit entendre. Ou plus exactement un crépitement étouffé, à peine perceptible. En entendant ce son mystérieux, je ne pus m’empêcher de me formuler cette remarque désuète: «Tiens, il y a de la friture sur la ligne.» Soudain, une voix résonna dans le combiné.

– Oui, oui, allo Marc, c’est moi… Pardon, il y a un léger différé, mais je t’appelle de loin, comme tu t’en doutes…

Je reconnus sans hésiter la voix rieuse à l’autre bout du fil. Je ne saurais décrire la complexité du sentiment qui me saisit à cet instant. Un mélange de stupéfaction glacée et d’intense curiosité. Il me fallut quelques secondes avant d’oser prononcer son prénom.

– Christophe?

À nouveau l’étrange silence crépitant, puis la voix reprit.

– Oui. Je t’appelle pour savoir où tu en es de ton édito?

En entendant cette voix amie que je croyais éteinte à jamais, la stupéfaction fit place à une joie incrédule.

– Christophe?! C’est toi?! Mais… Mais comment est ce possible? Toute l’équipe répète sans arrêt qu’elle a l’impression de sentir ta présence dans le théâtre, mais je ne m’attendais pas à ça! D’où m’appelles-tu?
– Pas de questions idiotes, s’il te plaît. Je ne suis pas là pour te livrer quelques révélations métaphysiques, mais pour discuter de ton édito et vérifier tes fautes de concordance des temps!
– Pardon, mais je suis un peu ému quand même. On t’a fait nos adieux il y a moins d’un an!

Christophe m’interrompit.

– Je ne sais pas exactement de combien de temps nous disposons Marc, donc nous ferions mieux de nous presser.
Est-ce que tu as quelque chose à me lire?

Je rassemblai mes esprits. Christophe avait raison. Il y avait tant de choses que je voulais lui dire, tant de questions que j’aurais aimé lui poser. Mais nul ne savait quelle instance supérieure ou quelle force mystérieuse rendait possible cette conversation, ni à quelles règles elle obéissait. Je ne voulais pas prendre le risque de perturber ou d’interrompre ces retrouvailles qui tenaient véritablement du miracle. Je lui confiai mon désarroi.

– Non… Non, rien. Juste quelques vagues idées qui tournent en boucle dans mon cerveau…
– J’aurais dû m’en douter. Je ne sais pas si j'aurais l’occasion de te rappeler, Marc. Raconte, même dans le désordre, explique-moi
à quoi tu pensais?
– Oh, rien de bien surprenant… La place du théâtre dans la société, les menaces qui planent sur le service public de la culture…
– Ha ha. L’éternel recommencement, le combat sisyphéen des directrices et directeurs de théâtre!
– Oui, et de tout le secteur culturel! Mais malheureusement, la situation s’aggrave. Sans parler du monde comme il va de catastrophe en catastrophe, de guerre en guerre! Mais tout me semble dérisoire maintenant que je t’entends à l’autre bout du fil.
– Ah non hein, moi je t’appelle pour te motiver, pas pour te conforter dans ta posture mélancolique et désabusée! Je veux de l’enthousiasme, de la gourmandise! Combien de créations la saison prochaine?
– Quatre.
– Formidable! Oh, j’aurais adoré découvrir les affiches que les Neo Neo ont pu concevoir pour ces spectacles! Raconte, alors, ils parleront de quoi?
– Je pense que ça va te plaire… Alice Zeniter écrira et mettra en scène Édène, une variation au féminin sur la figure de Martin Eden de Jack London.
– Génial!
– Penda Diouf a écrit un texte bouleversant sur le destin tourmenté de deux sœurs et c’est Silvia Costa qui le mettra en scène en Comédie itinérante. Le titre est magnifique: Sœur·s, nos forêts aussi ont des épines.
– Ha ha. Et bien, ce titre a dû donner du fil à retordre à nos amis graphistes!
– On a associé une toute jeune metteuse en scène de la région, Sarah Delaby-Rochette. Elle forme un binôme avec l’auteur Marcos Caramés-Blanco qu’elle a rencontré pendant ses études à l’ENSATT. Ensemble, ils vont créer À sec, un spectacle qui ressemble à une série d’anticipation en six épisodes sur la ruralité, une sorte de dystopie qui aborde des questions écologiques et des thèmes de société passionnants.
– Ça rend curieux! Et pourquoi son nom à elle me dit quelque chose?
– Sarah a fait le Lycée Loubet à Valence et elle a commencé le théâtre à La Comédie, c’est peut-être pour ça?
– Ah oui, sûrement.
– Et enfin, pour clore ma trilogie fantastique, on signera une création collective avec les artistes de l’Ensemble pluridisciplinaire. Ce sera une exposition-spectacle qui s’appellera Entre vos mains. Le public sera invité à visiter la rétrospective posthume de Mehdi Lamrani, l’artiste médiumnique qu’il avait pu découvrir dans En travers de sa gorge. Ça se passera dans une scénographie immersive que je pourrais comparer à une maison hantée!
– Impeccable! Et les autres spectacles? Elle ressemblera à quoi la saison 24-25?
– Je crois que ce sera une belle saison. Malgré les difficultés, avec Claire on a réussi à programmer un ensemble de propositions très éclectique qui saura rencontrer la curiosité de tous les publics.
– Merveilleux. Et bien tu vois, finalement, aucune raison de se lamenter!
– Oui. Sans doute.
– Quand la dernière comédienne ou le dernier comédien aura prononcé sa dernière parole sur scène, sans plus aucun public pour l’écouter et que disparaîtra une fois pour toutes ce mystère doublement millénaire qu’est le théâtre, alors il sera temps d’être mélancolique. Mais pas avant.
– Oui. Oui, tu as raison.
– Bon, j’ai comme le pressentiment qu’il va être temps pour moi de raccrocher. Je suis bien content que tu m’aies laissé me glisser dans ton esprit. Que ce soit dans ton rêve, ton imagination ou tes souvenirs, ça m’a fait bien plaisir d’avoir pu papoter encore un peu avec toi…
– Moi aussi. Et quelque chose me dit que ce n’est pas la dernière fois…
– J’espère bien!
– Et, Christophe, avant que tu ne disparaisses à nouveau, je voulais te dire, au nom de toute l’équipe de La Comédie… Merci. Merci pour tout.

Je n’entendais plus que l’étrange crépitement dans le combiné. Christophe était parti. Mais je faisais le pari, non, j’étais certain qu’il avait entendu ma dernière phrase. Il était temps pour moi à présent de cesser de rêver, d’imaginer, ou de me souvenir et de me mettre à écrire cet édito. J’allais écouter le conseil rêvé, imaginé ou remémoré de cet être inoubliable qu’était Christophe Mas: refuser la mélancolie.

À notre collègue et notre ami Christophe Mas.

Marc Lainé et toute l’équipe de La Comédie

La Comédie de Valence
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